6
Si près du but !

 

Non loin de Soren, une autre chouette effraie rêvait, elle aussi.

« Il y a un rideau de mousse à l’entrée, exactement comme dans notre beau sapin. Maman l’accrochait là pour empêcher le vent froid de s’insinuer dans le nid, ou pour tamiser la lumière du soleil quand elle était trop forte. » Elle se rapprocha en sautillant sur la branche – une branche si familière ! Alors qu’elle rassemblait son courage pour jeter un œil à l’intérieur, elle perçut un doux sifflement et un discret slurp ! « On dirait Mme Pittivier qui passe sa langue dans les coins pour aspirer les bestioles. Je reconnaîtrais ce bruit entre mille ! »

Le gésier d’Églantine était sur le point d’éclater d’excitation. « C’est encore mieux qu’un rêve ! pensa-t-elle. Glaucis, s’il vous plaît, faites que ça ne s’arrête pas ! J’aimerais tellement voir maman et papa encore une fois. » Elle avait presque atteint le voile de mousse. Derrière, elle entrevit une silhouette très affairée, qui ne cessait de passer dans un sens, puis dans l’autre. La blancheur de son visage resplendissait à travers les longues torsades vertes. « Maman ? » Elle allait plonger le bec à l’intérieur, quand une brise agita le rideau et lui ébouriffa les plumes.

— Tiens, le vent tourne, annonça une voix râpeuse et chevrotante.

Ezylryb !

— Oh, non ! gémit Églantine. J’étais si près du but !

— De quel but ? demanda Primevère, qui rentrait à l’instant de son escapade nocturne. Ne me dis pas que tu as ronflé jusqu’à maintenant ? Tu n’arriveras jamais à dormir dans la journée !

— Oh, si, ne t’inquiète pas !

Églantine était fermement déterminée à retourner aussi sec dans le creux de ses rêves.

 

— Extrêmement intéressant ! s’écria Otulissa en examinant le bout de page que ses copains avaient ramené de la petite île au large du Promontoire de la Serre tordue.

— Il s’agit bien d’un extrait de ton livre ? demanda Soren.

— Oui, sans aucun doute.

— Tu peux le lire ? s’enquit Gylfie.

— Difficilement. J’aperçois un mot qui ressemble à « quadrant ».

— « Quadrant » ? Mais c’est un terme technique de navigation.

— Hmm… Surprenant, en effet.

— Vous savez, reprit Soren, j’ai déjà vu Ezylryb réparer des vieux livres mouillés. Il imbibe les pages avec de l’huile de noix de Ga’Hoole et hop ! le texte réapparaît.

— Ça vaudrait le coup d’essayer, dit Otulissa. Ne serait-ce que pour apporter une nouvelle preuve de la culpabilité de Fanon.

Soren et Gylfie échangèrent un regard entendu : Otulissa continuait de mettre la mort de Strix Struma sur le dos de l’ex-ryb de ga’hoologie. Soren en vint presque à regretter de lui avoir montré cette feuille. Si elle s’en servait juste pour attaquer Fanon, à quoi bon ? Quoi qu’il en soit, le Parlement ne renverrait jamais la chouette des terriers – ce n’était pas le genre de la maison. Boron et Barrane avaient assez souvent insisté sur ce point : expulsez une chouette et elle deviendra à coup sûr votre pire ennemie. Il l’imaginait plutôt destituée de ses fonctions et mise en retraite anticipée, en toute discrétion. Elle n’appartenait déjà plus au Parlement, déshonneur suprême. C’était la première fois dans l’histoire du Grand Arbre qu’un ryb perdait son poste à l’assemblée gouvernante.

Cependant, Soren savait qu’il était inutile d’en discuter avec Otulissa. Elle était décidée à venger la mort de sa chère Strix Struma, coûte que coûte. La jeune chouette tachetée avait bien changé depuis la guerre… Il s’en était rendu compte sitôt le siège levé, l’hiver précédent, lorsqu’il était allé lui rendre visite dans son creux. Il l’avait trouvée penchée au-dessus d’un parchemin, en train d’écrire et de dessiner des schémas : un plan d’invasion. Selon elle, les chefs des Sangs-Purs, Kludd et sa terrifiante compagne Nyra, dont le visage blanc et brillant évoquait une lune blafarde, n’auraient jamais dû s’en sortir.

« Je ne crois pas qu’ils en aient fini avec nous, Soren, avait-elle affirmé. On ne devrait pas rester à les attendre les pattes croisées.

— Que veux-tu dire ? lui avait-il demandé.

— Les stratégies défensives n’ont qu’un temps. Il faut agir avant eux. »

La fureur qui transparaissait dans ses yeux lui avait glacé le gésier.

L’invasion attendrait. En revanche, sa vengeance commencerait ici, dans l’Arbre, avec Fanon pour première victime.

Le petit groupe demeura muet, décontenancé par la violence contenue de leur amie – une chouette pourtant réfléchie, une authentique intellectuelle !

— Bon, lâcha Gylfie d’un ton faussement joyeux, c’est bientôt l’heure de l’arrivée de Maxi, non ? Allons la guetter dehors.

— Je vous préviens : je n’achèterai aucune de ses fanfreluches vulgaires !

« Ah ! revoilà notre bonne vieille Otulissa ! », pensa Soren.

— Néanmoins, dans la mesure où je n’ai rien de mieux à faire… Je vous accompagne, lança-t-elle à contrecœur.

 

Miss Plonk, l’adorable dame harfang dont la voix sublime, soulignée par les accords de la Grande Harpe, berçait les chouettes de Ga’Hoole chaque matin et les tirait avec douceur du sommeil le soir, était la meilleure cliente de Maxi. Elle fut, comme d’habitude, la première à sauter sur les articles apportés par la marchande et son assistante, Bubble, une jeune pie un peu écervelée.

— Ah, Miss Plonk, toujours aussi radieuse ! la flatta Maxi. Pourquoi les ravages du temps n’épargnent-ils que vous, hein ? Voyons voir… Que puis-je vous suggérer afin de rehausser le blanc éclatant de votre plumage soyeux ? (Elle promena un œil brillant sur son bric-à-brac.) Oui ! Une cape rouge bordée d’hermine ! Enfin, un bout de cape…

Pendant que Miss Plonk tâtait le tissu, elle tourna la tête vers Primevère qui admirait une pendeloque en ambre.

— Regarde-la à la lumière de la lune, petite. Il y a un insecte prisonnier à l’intérieur. Un minuscule scarabée. Il paraît que ça porte chance. En plus, elle est légère ; même une chevêchette comme toi peut voler avec.

— Ha ! Du faux-fer ! se moqua Bubo, le forgeron. Une breloque sans valeur, voilà comment ça s’appelle ! Pas vilaine, cependant, je reconnais.

« Qu’elle est jolie ! », pensa Primevère. Elle ne croyait pas beaucoup aux porte-bonheur, mais c’était le premier bijou vendu par la pie qui n’était pas trop lourd pour elle !

— J’ai ramassé des pépites de turquoise magnifiques dans un ruisseau au cours d’une leçon de sauvetage. Vous me les échangeriez contre l’ambre ? proposa-t-elle.

— Oh, oui, chérie ! Je raffole de la turquoise. Je ne connais rien de mieux pour mettre en valeur mon plumage noir. File les chercher pendant que j’emballe le pendentif.

Soren observait les négociations à une envergure de distance. Soudain, il distingua un frémissement derrière un bosquet de bouleaux qui regorgeait souvent de souris. Il décida de se livrer à une rapide inspection des lieux et s’éloigna sur la pointe des serres.

Sa mandibule se décrocha de stupeur lorsqu’il scruta à travers les fines branches blanches. La scène qu’il découvrit était proprement révoltante. Une chouette venait de bondir sur une souris. Après lui avoir ouvert le dos, mettant à nu sa colonne vertébrale, elle chatouillait la créature à l’agonie avec un brin d’herbe, tout en fredonnant une chanson. La pauvre bête poussait des couinements effroyables. Et Soren n’était pas au bout de ses surprises : sa sœur contemplait d’un air fasciné son amie Ginger, tandis que celle-ci chantait et jouait avec sa proie. Une telle cruauté violait toutes les lois en vigueur dans le monde des chouettes et des hiboux. D’où sortait donc cette effraie ? Quelle famille pouvait bien autoriser pareils comportements ? Sans réfléchir, Soren fondit sur la souris et la tua d’un coup, d’un seul, sur le crâne. Ensuite, il la goba la tête la première.

— Eh ! protesta Ginger. C’est pas juste ! Pourquoi t’as fait ça ? C’était ma souris.

Il la foudroya du regard.

— Tu fais honte au Grand Arbre et à tous les royaumes de chouettes et de hiboux sur terre ! Quel monstre es-tu pour jouer avec tes proies avant de les tuer ? Tu ne méritais pas de la manger. Quant à toi Églantine, file immédiatement à mon creux. J’aurai une petite conversation avec toi là-bas.

Cette dernière cligna des paupières, comme au sortir d’un rêve.

— Tu passes ton temps à la commander, dit Ginger. Tu crois que c’est agréable pour elle ? En plus, tu la tiens toujours à l’écart.

— Si c’est pour l’impliquer dans ce genre d’horreurs, j’aimerais autant que tu la laisses à l’écart, toi aussi ! rétorqua-t-il, furieux, d’un cri strident. Églantine, rentre maintenant ! Ginger, tu t’expliqueras devant Boron et Barrane.

— Oh, non, Soren ! le supplia Églantine. Ne rapporte pas, s’il te plaît ! Elle a été élevée par ces brutes de Sangs-Purs. Ce n’est pas sa faute.

Sur ce, les deux jeunes femelles se mirent à pleurer à chaudes larmes.

— C’est vrai, gémit Ginger, penaude. Ils ne m’ont appris que des mauvaises manières.

— Des mauvaises manières ? J’appelle ça de la barbarie !

— Oui, tu as raison. Ton frère est un barbare.

— Peut-être, mais pas moi. Et Églantine non plus. On a beau être nés dans le même nid, des mêmes parents, nous ne ressemblons pas à Kludd. Personne n’est obligé de faire comme lui. Tu n’as aucune excuse. Tu vis parmi des chouettes civilisées maintenant. Qu’as-tu retenu de nos enseignements depuis que tu es ici ?

— Oh, plein de choses, surtout grâce à Églantine.

Devant les bâillements incongrus de sa sœur, l’exaspération de Soren redoubla.

— Pourquoi bâilles-tu sans arrêt ? Tu manques de sommeil à ce point-là ?

— Non, je ne crois pas, répondit Ginger. J’ai peur quelle n’ait attrapé une fièvre.

— Tiens, tu es médecin maintenant ?

— Soren, s’il te plaît, ne répète rien aux rybs ! insista Églantine, les yeux ensommeillés.

— D’accord, d’accord, soupira-t-il. Mais, ce soir, tu dors avec nous – et ne discute pas ! Tu ne pourras pas te plaindre d’être exclue, cette fois.

— Et moi ? geignit Ginger.

— Quoi, et toi ?

— C’est moi qui vais me retrouver toute seule…

— Tant pis pour toi ! Quand tu cesseras de jouer avec des êtres vivants, on te traitera peut-être avec plus d’égards.

 

Après s’être assuré qu’Églantine dormait profondément, Soren rejoignit Gylfie.

— Tu ne me croiras jamais !

— Toi non plus ! Écoute ça.

Elle montra Otulissa du bout de la serre. La chouette tachetée était en train de pousser des oh ! et des ah ! devant une sorte de bâton.

— Maxi, vous avez une collection absolument fantastique ! Laissez-moi réfléchir… Que pourrais-je vous échanger contre cette baguette ? Je n’ai presque plus de pierres porte-bonheur : je vous les ai données contre cette extraordinaire gravure. Vous êtes merveilleuse, je le pense sincèrement.

Soren n’en croyait pas ses super-oreilles. Qu’était-il arrivé à Otulissa ?

— Maxi a trouvé un bon filon, chuchota Gylfie. Ce bâton est une baguette de sourcier qui permet de localiser les paillettes dans la terre ou les cours d’eau. Et la gravure représente le cerveau d’une chouette, ainsi que la coupe d’un gésier. Elle pourrait expliquer plusieurs effets de la paillettose.

— Un filon ? Une mine d’or, tu veux dire ! Elle a tapé en plein dans le mille !

Le Guet-Apens
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